19.10.25

Kontinental ’25 : Comment expulser sa conscience (et autres passe-temps roumains)

 Kontinental ’25 :

Comment expulser sa conscience
(et autres passe-temps roumains)


La propriété. Ce mot tranquille, presque inoffensif, qui ne cherche qu’à savoir à qui vient le tour de ruiner la planète.


C’est le mot d’ordre implicite de Kontinental ’25, la dernière séance de spiritisme cinématographique de Radu Jude, où la crise d’identité éternelle de la Roumanie percute de plein fouet le capitalisme tardif — et, bien sûr, c’est le capitalisme qui gagne, puisqu’il est venu avec ses avocats.

Notre héroïne, Orsolya (Eszter Tompa, sainte patronne des âmes légèrement épuisées), est huissière à Cluj — qui, selon l’interlocuteur, se trouve soit en Transylvanie, soit dans un état d’esprit.
Elle appartient à la minorité hongroise d’un pays qui ne sait toujours pas s’il a vraiment fini d’être un pays.

Son métier ? 
Aider les promoteurs immobiliers à « réallouer » les rêves des autres en opportunités d’investissement.
Malheureusement, l’un de ces rêves saute par la fenêtre avant que la paperasse ne soit bouclée.

Et voilà la culpabilité.
Infinie, renouvelable, performative : la source d’énergie la plus propre de l’Europe moderne.

Orsolya s’enfonce dans une crise morale qui ferait dire à Dostoïevski : « Calme-toi un peu. »

Elle confie à son mari avoir songé au suicide, mais hélas, elle est trop occupée à s’excuser devant les médias pour passer à l’acte.
Tout le monde autour d’elle lui répète qu’elle n’a rien fait de mal.
La police la compare même à Oskar Schindler — parce qu’en Roumanie, l’absolution se livre désormais avec une mise à jour historique.

Comme toutes les héroïnes de Jude, Orsolya incarne la vertu moderne sous sa forme la plus tragico-comique : elle veut se sentir coupable, mais pas au point que cela devienne vraiment gênant.
Chacune de ses rencontres — avec une mère raciste qui vénère son Premier ministre, une amie qui souhaiterait que son clochard du coin « disparaisse enfin », ou un prêtre qui traite la confession comme un programme de fidélité client — approfondit la farce.
Chaque conversation se conclut de la même manière : « Vous êtes en règle. »
Et au XXIᵉ siècle, c’est déjà presque la sainteté.

Radu Jude, philosophe farceur, peuple Cluj de dinosaures animatroniques et de chiens robots — métaphore parfaite d’un capitalisme préhistorique ressuscité pour venir vous aboyer dessus.

Sa Roumanie ressemble à un IKEA socialiste construit sur un cimetière antique : on peut y acheter une conscience dans le rayon « Valeurs », mais le stock est épuisé jusqu’au prochain exercice fiscal.

Sur le plan formel, Jude poursuit sa tradition de filmer l’apocalypse comme une vidéo de formation RH.

Les dialogues semblent improvisés par des gens qui ont trop lu de débats Facebook sur l’empathie, et le rythme évoque une nouvelle de Kafka mise en scène par Ken Loach.

Le titre, Kontinental ’25, fait un clin d’œil à Europa ’51 de Rossellini — sauf qu’ici, la sainteté a été remplacée par la bonne communication.

Orsolya ne se rachète pas : elle soigne son image.
Le monde continue, les promoteurs rasent tout, et chacun se félicite d’avoir éprouvé un léger malaise.
C’est la culpabilité comme performance artistique : postmoderne, post-éthique, et parfaitement monétisée.

À la fin, la dépression d’Orsolya ressemble moins à une crise spirituelle qu’à un burn-out d’influenceuse.
Elle ne confesse pas ses fautes : elle les teste.

Et Jude, malin, le sait bien.


Sa satire ne vise pas seulement la Roumanie, mais toute la classe moyenne mondiale, celle qui pratique la contrition entre un brunch et une soirée Netflix.

Kontinental ’25 n’est pas tant un film qu’un miroir — un miroir qui s’excuse de vous y refléter.




Paris, le 12 octobre
Giulia Dobre

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