UN POÈTE — L’homme qui se prit pour un poème
Il existe des films qui commencent comme un lever de soleil,
d’autres comme un coup de poing,
et puis il y a ceux — comme Un Poeta — qui s’ouvrent comme une voiture neuve sortant d’un tunnel de lavage labyrinthique et délirant.
Tout scintille.
Tout ruisselle.
Tout semble fraîchement récuré, même si le conducteur, lui, est en morceaux.
Óscar — interprété avec une bravoure fragile par Ubeimar Ríos — fut autrefois poète.
Ou du moins, il publia jadis deux livres qui portaient encore l’odeur lointaine de la reconnaissance.
Aujourd’hui, quinquagénaire rejeté sur le rivage de la maison maternelle comme une marée survivante, il s’agrippe à son identité avec le désespoir de celui qui tient le seul parapluie dans une tempête indifférente.
Son insistance — « Un Poeta ! » — résonne comme une plaisanterie tragique, à mi-chemin entre les rêveurs égarés de Fellini, les doux naufragés de Kaurismäki et les héros solipsistes de Charlie Kaufman qui croient que l’univers n’est qu’un théâtre construit pour leur souffrance.
Mais c’est là que le scénario et les acteurs accomplissent leur miracle : chaque fois qu’Óscar glisse vers le mélodrame, le film lui donne une pichenette légère sur le front, avec humour.
Chaque désespoir reçoit l’écho d’un geste ridicule ;
chaque tragédie, un col de chemise de travers ou une métaphore mal choisie.
C’est comme si la caméra elle-même levait un sourcil.
La comédie d’un homme qui a oublié de grandir
Óscar nous est présenté comme un homme en désalignement permanent — cheveux en rébellion, dents en protestation, chemises qui semblent avoir fui un bac de soldes lors d’une émeute discrète.
Il parle de poésie comme d’autres parlent de religion — les yeux levés vers un ventilateur céleste, la voix chargée du poids sacré des syllabes.
La scène d’ouverture, où il se jette sur le lit de sa mère en criant qu’il ne sait rien faire d’autre qu’écrire des poèmes, relève du pur opéra tragicomique. Une scène qu’on pourrait diffuser au ralenti, accompagnée de Puccini — si seulement son unique spectatrice n’était pas sa mère épuisée… et nous, déjà en train d’étouffer un rire.
Simón Mesa Soto, pour son second long métrage, manie le ton comme un violoniste manie l’archet.
La transition du dramatique à l’absurde est si fluide qu’elle évoque Buñuel, Roy Andersson et parfois la compassion espiègle des premiers Almodóvar. Chaque situation abrite une blague qui tremble sous sa tragédie.
Óscar, versant de l’alcool dans son thermos avant un cours, devient une métaphore ambulante : un homme tentant de désinfecter sa journée avec son antiseptique personnel.
Ses monologues aux élèves — mi-philosophie, mi-nonsense — sont à la fois hilarants et déchirants. On rit, mais avec l’inconfort de se dire qu’un jour, nous pourrions lui ressembler.
L’étincelle nommée Yurlady
Puis arrive Yurlady — quinze ans, talentueuse, lumineuse.
Une poète déguisée en adolescente.
Une étincelle dans l’univers rassis d’Óscar.
Sa présence ressemble à un retournement de troisième acte dans un film de Truffaut, une bourrasque de vie dans une pièce où il y a trop peu de fenêtres.
Óscar, soudain réveillé, se remet à briller — fraîchement rincé, comme cette voiture quittant le tunnel de lavage, phares étincelants de l’illusion que tout est encore possible.
Il entrevoit une mission. Un destin.
Faire de Yurlady une grande poète.
Se ressusciter à travers son talent.
Mais, tel un personnage d’une comédie des frères Coen, les nobles intentions d’Óscar sombrent dans le chaos.
Il trébuche.
Il comprend de travers.
Il pousse là où il devrait écouter.
La situation se déplie en scènes d’absurdité délicieuse, comme si le destin était monté par un monteur malicieux amateur de jump cuts.
Ses pairs littéraires le rejettent.
Il supplie un libraire de ressusciter ses ouvrages oubliés.
Il tempête contre le monde comme s’il s’agissait d’une strophe mal écrite.
Un poème de classe, d’ego et de rêves fragiles
Et soudain, le film s’élargit.
Il devient fresque.
L’appartement surpeuplé de Yurlady, vibrant de vie, devient un univers parallèle. Un endroit où la poésie n’est pas une crise de carrière mais un luxe que personne n’a demandé. Ici, le film gagne en acuité sociale sans perdre son élégance absurde.
Le scénario navigue ces contradictions avec la grâce d’un funambule.
Nous comprenons chacune des erreurs d’Óscar.
Nous voyons venir chaque catastrophe.
Nous le regardons s’y précipiter quand même —
un Don Quichotte sans cheval,
tiltant contre des moulins faits de papier et de vers à moitié oubliés.
Conclusion : un film sur la beauté ridicule du désir
Un Poeta est, au fond, l’histoire d’un homme qui veut trop et trop peu à la fois.
Un film qui rit de sa propre tristesse.
Un poème déguisé en comédie déguisée en tragédie.
La chronique d’un homme que le monde lave, fait briller une seconde, puis recouvre de boue avant le générique.
C’est drôle, tendre, cruel, magnifiquement joué, superbement écrit —
et comme tout grand film sur les rêveurs fracassés,
il vous laisse vous demander si un poète est quelqu’un qui écrit des vers,
ou simplement quelqu’un qui refuse d’arrêter de rêver,
même quand le tunnel de lavage se referme déjà derrière lui.
Par Giulia Dobre
17 novembre 2025
Paris






































