17.11.25

Lear, ou comment tout perdre en dix perruques-THeatre Amer a La Cartoucherie

 

Le Roi Lear, ou l’Art Très Sérieux de Tout Faire S’effondrer Avec Grâce

Il existe des spectacles où l’on sent que la troupe n’a pas de moyens, mais un mélange sauvage de culot, de tendresse, de sueur, et un optimisme dangereux. 

Et puis il y a Le Roi Lear de Mathieu Coblentz, qui parvient à faire croire qu’une poignée d’ampoules, trois perruques rebelles et une terre noire mal tamisée suffisent à convoquer Shakespeare, un ouragan métaphysique et un concours de glam rock préchrétien.
Oui, tout ça à la fois.

La troupe Théâtre Amer — sept comédiens/musiciens dont la joie féroce ferait pâlir un banquet viking — livre un Lear resserré, réinventé, rafraîchi, presque secoué dans un shaker jusqu’à dégager une vapeur de conte philosophique.

 Les moyens sont pauvres, mais l’expression scénique est riche comme un vieux roi qui aurait tout dépensé en bijoux, puis aurait décidé que la vraie noblesse, finalement, c’était de finir en slip (ou en feuillage biblique).

Lear, mais version « rock baroque au Théâtre du Soleil »

Mathieu Coblentz a décidé de faire du mastodonte shakespearien un spectacle « accessible à partir de 13 ans ». Ce qui, soit dit entre nous, revient à proposer du whisky single malt dans une gourde Hello Kitty — mais étonnamment, ça marche.

La traduction d’Emmanuel Suarez est moderne sans se transformer en dérapage Instagram ; les dialogues ont cette verdeur qu’on imagine Shakespeare adopter s’il avait un jour pris l’apéro au Bouche-à-Oreille de la Cartoucherie. 

Ça fuse, ça grince, ça pique, et parfois ça déborde tellement qu’on perd un personnage au passage — mais après tout, dans Lear, tout le monde finit par tomber dans un trou, alors une disparition ou deux n’enlève rien à l’affaire.


Une esthétique entre Apocalypse Now et un bal de village médiéval

Sur la scène du Théâtre du Soleil, les interprètes évoluent comme dans un film tourné en plans improvisés, traversant trois niveaux de plateau comme on descendrait un escalier vers la folie.
Le fond de scène, encadré d’ampoules façon cabaret hanté, sert de mini-scène dans la scène — un écran mental, un rêve, un cauchemar, on ne sait pas, mais on regarde.

Le costumier, lui, semble avoir été pris d’une joie carnassière :
des tissus en rébellion,
des perruques qui rivalisent de volume,
des épées et… des revolvers.
Oui, Shakespeare avec des revolvers : quelque part, un puriste gémit, mais la salle se régale.

Au sol, un tapis inégal de terre noire — un peu comme si la tragédie avait voulu rappeler que tout finit tôt ou tard dans le compost. Les maquillages outranciers complètent le tableau : tout le monde ressemble à des allégories sorties d’un tarot ésotérique, ce qui est probablement la meilleure manière d’aborder Lear.

Lear, ce grand bébé cataclysmique

Florian Westerhoff, dans le rôle du Roi, offre une performance à mi-chemin entre un monarque shakespearien et un prophète en pleine décomposition morale.
Il enlève ses bijoux, ses fourrures, sa dignité, son pouvoir — comme on pèle un oignon jusqu’à trouver au centre… un homme nu, fragile, hurlant dans la tempête.

À l’épilogue, il surgit dans le plus simple appareil, couvert d’une feuille biblique, tel un Adam expulsé du paradis mais qui n’aurait pas lu la notice avant d’y entrer. 

C’est touchant, absurde, beau et un peu ridicule : bref, c’est du Shakespeare.

Le fou : prophète, clown, lanceur d’alerte

On retient, comme un coup de tonnerre moderne, la phrase du fou :
« C’est un malheur du temps que les fous guident les aveugles ! »

Il la lance comme un tweet antique, un aphorisme qui, quatre siècles plus tard, n’a rien perdu de son acidité. Le public rit jaune — après tout, on sait bien que les fous ne guident pas seulement les aveugles : ils écrivent les lois, tiennent les talk-shows et dirigent parfois des royaumes entiers, même quand ceux-ci ressemblent à des salles de répétition mal éclairées.

En somme : un Lear vivant, fiévreux, drôle malgré lui, et parfaitement — joyeusement — humain

Ce Roi Lear est une tempête bricolée, un cauchemar lumineux, un spectacle qui respire la débrouille géniale.
On en sort un peu décoiffé, un peu bouleversé, un peu hilare —
comme si Shakespeare nous avait soufflé un secret dans l’oreille, puis un bon vent dans le dos.


Giulia Dobre, Paris, Nov 17, 2025

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