Pétrole à l’Odéon :
Avec Pétrole, Sylvain Creuzevault ne met pas en scène un roman – il met en scène un tournage en direct de la vision du monde de Pasolini.
L’Odéon devient à la fois plateau de cinéma, confessional et salle d’autopsie judiciaire de l’homme moderne.
Ici, le public ne regarde pas une pièce :
il assiste à une caméra pasolinienne qui dissèque l’âme humaine en temps réel.
Et c’est beau, violent, drôle, et… extrêmement douloureux.
Dès les premières minutes, la signature est claire.
Comme dans Médée, Théorème ou Salò, Creuzevault dit non au confort psychologique et aux belles histoires bien arrondies.
Il montre le monde tel que Pasolini le voyait :
violent, politique, mystique, érotique et totalement impitoyable avec qui ose rester humain.
Cinéma sur scène – au sens littéral:
La première claque de Pétrole, c’est son dispositif cinématographique, concret, assumé, presque technique.
Les caméras rôdent entre les acteurs, et le chef op est carrément sur scène, comme un personnage de plus –
visible, actif, essentiel.
On assiste alors à :
-
de gros plans projetés en direct, comme si le plateau devenait le microscope émotionnel de Théorème, révélant chaque frisson de désespoir ;
-
des vues en plongée, une sorte de vision divine made by drone, regard glacé d’un Dieu contrôleur qui observe mais ne sauve pas –
une obsession pasolinienne qui rappelle L’Évangile selon Saint Matthieu ; -
des cadres latéraux, comme un dialogue silencieux entre conscience, personnage et spectateur.
Ici, le public ne regarde pas de l’extérieur :
il est l’autre moitié du cadre.
Le spectacle avance comme un film monté non pas par le montage, mais par la présence humaine.
Quand tout Pasolini remonte à la surface
Creuzevault n’adapte pas le roman :
il laisse tout l’univers cinématographique de Pasolini remonter sur scène.
Nom de personnages, clins d’œil, titres de films – tout réapparaît comme des revenants échappés d’une filmographie encore brûlante.
Cela crée une double sensation :
-
l’histoire de Carlo Valletti,
-
et l’impression que tous les personnages pasoliniens – d'Accattone à Mamma Roma – regardent des coulisses en hochant la tête :
“Oui, mon vieux, nous aussi, on connaît ça…”
L’Italie des années 70 devient notre monde d’aujourd’hui sans aucune mise à jour.
Les blessures sont les mêmes.
Carlo, martyr magnifique du loser contemporain
Carlo Valletti – divisé en Carlo I et Carlo II – n’est pas un héros tragique classique.
Il est bien plus moderne :
un homme vidé de sa volonté, broyé par un monde qui ne connaît plus les individus, seulement les fonctions.
Carlo I grimpe les échelons chez ENI,
mais l’échelle est recouverte de pétrole brut.
Chaque marche ressemble à une sanction disciplinaire invisible.
Carlo II se jette corps et âme dans les plaisirs,
comme tant de personnages pasoliniens,
mais le corps ne répond plus :
il réclame juste davantage, encore et encore.
Les deux s’effondrent – mais avec une beauté stupéfiante.
celle où l’être humain devient une ressource consommable.
Creuzevault le montre sans détour :
Carlo n’est pas humilié –
il est traité, digéré par la machine capitaliste et la solitude.
Qu’il vive dans l’Italie de 1975 ou le Paris de 2025 ne change rien :
la tragédie reste identique.
Et alors, parlons du casting – debout, chapeau en l’air
Parce que Sharif Andoura, Pauline Bélier, Gabriel Dahmani, Boutaïna El Fekkak, Pierre-Félix Gravière, Anne-Lise Heimburger, Arthur Igual et Sébastien Lefebvre, c’est un truc à part.
On n’a pas souvent vu des acteurs aussi engagés, aussi héroïques dans leur abandon.
Ils ne jouent pas :
ils filtrent leur sang sur scène.
Ils traversent trois heures trente d’enfer avec :
-
la bravoure de combattants,
-
la précision de chirurgiens,
-
la folie douce de ceux qui sont déjà allés trop loin pour reculer.
Ils meurent et ressuscitent plus souvent par soirée que tout le répertoire de Shakespeare réuni.
Si Pétrole brûle,
c’est parce qu’ils continuent à se jeter dans les flammes –
incandescents, habités, inoubliables.
Un récit en miettes – comme la vie
Le spectacle dure 3h30 mais avance comme un rêve lucide,
un monologue intérieur au bord de la rupture.
La fameuse “discontinuité des formes” de Pasolini devient :
-
enquête politique,
-
dérive ésotérique,
-
théâtre documentaire,
-
méditation philosophique,
-
humour cruel qui tombe après coup – quand ça fait déjà mal.
Dans une autre mise en scène, cela pourrait sembler gratuit.
Ici, la caméra relie tout,
comme un système nerveux sous tension.
Pour spectateurs capables d’encaisser la vérité
Ce n’est pas un théâtre “gentil”.
C’est un théâtre qui te saisit par le col et te murmure :
“Regarde.
Voilà ce que nous sommes devenus.
Nous sommes tous Carlo, maintenant.”
Et étrangement –
ou logiquement –
Pétrole est exaltant.
Une tragédie sans catharsis, mais qui n’en a pas besoin.
Une douleur chirurgicale et noble.
Un requiem pour une civilisation qui prend l’humain pour un article de stock.
Verdict
Le Pétrole de Creuzevault, c’est du cinéma théâtral pur :
pas une imitation,
mais une incarnation.
Une œuvre qui connaît Pasolini suffisamment pour poursuivre sa filmographie par d’autres moyens.
La présence du chef op sur scène n’est pas un gimmick.
C’est un manifeste :
-
nous sommes filmés,
-
nous sommes visibles,
-
nous sommes responsables,
-
et personne n’est épargné.
Un spectacle magnifique, dévorant, nécessaire.
Pasolini l’aurait reconnu immédiatement –
non pas comme un hommage,
mais comme une continuation.
—
Giulia Dobre
Paris,
24 novembre 2025
#theatredelodeon




No comments:
Post a Comment